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Conversations externalisantes : Prise en charge des troubles alimentaires


Dr Julien Betbèze. L’évolution des troubles alimentaires dans notre société



L’évolution des troubles alimentaires dans notre société est caractérisée par une augmentation des comportements restrictifs chez des sujets de plus en plus jeunes – préadolescentes –, ainsi qu’une difficulté pour les personnes souffrant d’anorexie à contrôler leur relation à la nourriture, difficulté se traduisant par l’apparition de crises de boulimie chez la moitié de ces jeunes filles.

L’apport de la critique sociale à la prise en charge des troubles alimentaires permet de réellement prendre en compte les facteurs spécifiques de la culture occidentale qui favorisent l’augmentation de cette pathologie.

Michel Foucault nous a montré que la dimension d’autocontrôle est au centre du processus de socialisation dans la modernité. Tout se passe comme si les jeunes filles anorexiques avaient totalement réussi à intégrer cette norme : elles sont arrivées à contrôler leurs sensations corporelles, leurs pensées, leurs affects, leurs relations, etc. En rentrant dans ces processus d’autocontrôle, elles ne perçoivent pas qu’elles sont recrutées par un dispositif du pouvoir moderne.

Toutefois, cette dimension d’autocontrôle est d’autant plus importante que notre culture contemporaine est centrée sur l’autonomie éloignée voire coupée de la relation, comme l’a montré le sociologue Alain Ehrenberg. Ce dernier reprend l’évolution des troubles de l’humeur des jeunes femmes au cours du XXe siècle. Au début de cette période, la principale souffrance était liée à un manque d’autonomie des femmes : travailler n’était pas dans la norme, et dépendre de son mari était l’attitude valorisée. Le conflit principal que rencontraient ces jeunes femmes était un conflit entre leurs désirs individuels non satisfaits et la norme sociale qui les faisait dépendre d’un tiers.

C’est l’époque durant laquelle Freud a développé sa théorie du refoulement. A la fin du XXe siècle, sous l’influence de la mondialisation, l’esprit de compétition a été valorisé quel que soit le sexe. Toutes les femmes en droit peuvent travailler, mais lorsqu’elles travaillent, tout comme les hommes, elles n’en font jamais assez. En effet, baisser les bras est prendre le risque d’être dépassé.

La protection ne pouvant être atteinte que par un développement maximum de l’autonomie. Dans une telle configuration historique, le désir, dans un contexte de compétition, se structure autour des obstacles et enclenche une dynamique rivalitaire sans limite. Cette dimension mimétique est ce qui permet de faire le lien entre l’approche culturelle et les interactions familiales, les deux catégories principales que Mara Selvini Palazzoli a repérées comme centrales dans le développement historique des troubles alimentaires.

Que s’est-il passé pour que dans un contexte d’autocontrôle ce modèle de minceur ait à ce point envahi la société ? C’est l’apparition d’une logique de rivalité qui va amener chaque jeune fille à vouloir être non pas mince, mais plus mince que l’autre, et favoriser une insécurité croissante dans la relation au corps. René Girard explique l’anorexie2 comme le résultat extrême d’une rivalité analogue qui ne se joue pas seulement entre deux personnes, mais à l’échelle de la société tout entière. Par conséquent, plus qu’un désir de minceur excessif chez les jeunes femmes anorexiques (signe d’un autocontrôle réussi), il faudrait parler d’un désir d’être plus mince que les autres, alors vécues comme des rivales. C’est cette rivalité mimétique qui explique aussi qu’un certain nombre de jeunes filles ou de jeunes femmes aiment préparer à manger pour les autres, même si elles ne mangent pas, car cela leur assure une longueur d’avance dans la course à la minceur.

Depuis 1995, où Girard a développé cette lecture mimétique des troubles alimentaires, plusieurs études ont montré le rôle joué dans la conduite anorexique par l’imitation des modèles médiatiques. Une des études les plus intéressantes quant au rôle de la télévision dans le formatage des comportements alimentaires a été publiée en 2002 dans le British Journal of Psychiatry.

Cette étude montre, chez les jeunes filles d’une partie des îles Fidji, les modifications des comportements alimentaires après l’arrivée de la télévision en 1995. En effet, jusqu’à cette date il n’y avait pas de télévision, et la culture traditionnelle fidjienne favorisait un corps robuste et un bon appétit. Or, dès 1998, 74 % des lycéennes disaient se sentir trop grosses au moins une partie du temps, et 69 % avaient déjà essayé un régime pour perdre du poids. Mais la chose la plus étonnante réside dans le fait que 11 % d’entre elles avaient déjà eu recours à des vomissements au lieu de 0 % avant 1995. Au cours des entretiens, les jeunes filles ont confirmé que les personnages vus à la télévision étaient des modèles pour elles. Une jeune fille parlait par exemple du fait que ses amies voulaient ressembler aux actrices de la série Beverly Hills.

Elles installaient ainsi entre elles un processus de compétition pour savoir laquelle serait la plus proche du modèle californien. Nous voyons par là l’importance du modèle social dans le développement d’un mal-être corporel, sans avoir besoin de postuler l’existence de troubles internes à la famille comme déclencheur prépondérant. Nous nous proposons de rappeler le lien étroit entre la thèse mimétique et les avancées récentes en neurosciences. Vittorio Gallese a été avec Giacomo Rizzolatti à l’origine de la découverte des neurones miroirs : « Il y a à peu près dix ans, nous avons découvert dans le cerveau des singes macaques une classe de neurones pré-moteurs (situés dans l’aire pré-motrice F5), qui déchargent non seulement quand le singe effectue des actions de la main comme tendant vers un but, comme pour attraper des objets, mais aussi quand il observe d’autres individus (singes ou humains) exécutant des actions similaires.

Nous les avons appelés neurones miroirs (…). L’observation de l’action cause chez l’observateur l’activation automatique du même mécanisme neuronal déclenché par l’exécution de l’action. » Il y a ainsi un lien étroit entre observation et action ; entre les humains existe une cohésion neurologiquement inscrite dans le cerveau et qui transmet le mouvement de l’un à l’autre, ce qui permet une compréhension automatique du sens de l’action qui est observée. L’aire pré-motrice F5 décharge fortement quand le singe voit la main de l’homme qui se déplace pour attraper un objet, alors qu’elle ne décharge pas si la main se déplace gratuitement, sans avoir d’objet à saisir.

Mieux encore, cette aire F5 décharge quand le singe voit la main de l’expérimentateur plonger derrière un écran opaque, l’animal ayant vu au préalable une pomme derrière cet écran, avant que l’expérimentateur ne le rende opaque.

Vittorio Gallese conclut que ce n’est pas seulement le mouvement qui communique de l’homme au singe ou de l’homme à l’homme mais aussi l’intention. Cela recoupe toutes les études faites par Meltzoff sur la manière dont les enfants comprennent les intentions des adultes : un chercheur montrait à des petits d’environ 18 mois comment il enlevait le bout de mini-haltères pour enfants.

Au lieu d’achever l’action, il faisait semblant de ne pas réussir à enlever le bout du jouet, et les enfants ne voyaient donc jamais le but exact de la représentation de l’action. En usant de différents groupes de contrôle, les chercheurs ont remarqué que les petits avaient saisi le but de la démarche, ôter le bout de l’haltère, et qu’ils imitaient l’intention du chercheur, et non ce qu’ils avaient réellement vu. Les enfants imitent donc non pas une représentation, mais un but, un dessein. Com ment mieux dire que la mimésis porte non seulement sur le paraître, sur le geste, sur l’avoir, mais surtout et essentiellement, et ceci depuis le plus jeune âge, sur l’intention. Nous savons également qu’il y a aujourd’hui un deuxième système miroir responsable du décryptage émotionnel d’autrui, siégeant dans l’insula et le cortex cingulaire antérieur.

Nous voyons ainsi que les deux phénomènes majeurs de l’accordage, à savoir le mouvement et le ressenti émotionnel, sont en rapport avec les systèmes miroirs. Ils sont au centre des processus de coopération, qui permettent au sujet d’expérimenter une position subjective vivante dans la relation à l’autre. Ainsi, l’augmentation de l’imaginaire rivalitaire, en rendant toute relation dangereuse du fait de la perte de l’accordage, amène ces jeunes filles à chercher une relation de substitution dans des modèles véhiculés par la publicité. Ne pouvant obtenir de plaisir dans la relation, elles vont finalement le rechercher à travers une conduite addictive.

Pour résumer, les facteurs socioculturels favorisant le comportement anorexique sont :
- la nourriture en abondance et offerte à profusion ;
- la mode de la maigreur ;
- le bien-être des enfants comme impératif central dans la famille ;
- la dépendance envers leurs parents, et donc la responsabilité de ces parents très étendue par rapport au cycle vital ;
- un imaginaire social basé sur l’autocontrôle ;
- une dynamique de compétitivité reliant les facteurs précédents, dans une idéologie centrée sur l’autonomie qui amène progressivement la compétition à se transformer en concurrence victimaire.

Les conversations externalisantes, développées par Michael White, permettent de déconstruire les dispositifs de subjectivation du pouvoir moderne en créant un écart entre l’identité du sujet et son problème. Dans ces conversations le patient, après avoir nommé le problème, décrit les différentes conséquences sur sa vie relationnelle, sur ses pensées, sur la relation à son corps, sur son travail, etc., et chacune de ces conséquences est évaluée par le sujet.

La personne peut évaluer certaines conséquences positivement, en raison principalement de l’existence d’un aspect positif dans tout symptôme, même si l’évaluation reste globalement négative. Par la suite, le thérapeute demande au patient de justifier son évaluation, ce qui permet de réintroduire les valeurs sur lesquelles il souhaite construire sa vie, valeurs qui s’expriment déjà dans les moments où le patient peut résister à certains effets de l’anorexie.

Ces conversations permettent de déconstruire le pouvoir de l’anorexie sur les jeunes filles et les aident à percevoir comment s’opposer à ce pouvoir. Cette critique de la dimension culturelle permet de réintroduire de la différence et de la relation dans un discours social qui renferme le sujet sur lui-même. L’anorexie a pour principal effet d’éloigner la jeune fille de ses proches et de l’isoler, de créer un contexte insécure dans sa relation à l’autre et d’empêcher le développement de sa féminité. Pour développer ces conversations qui déconstruisent le pouvoir de l’histoire dominante, le thérapeute peut utiliser des questions telles que :
- Comment comprenez-vous la propagation de l’anorexie dans notre culture ?
- Combien de personnes pensez-vous que l’anorexie va recruter en France cette année ?
- De quelle manière l’anorexie a-t-elle affecté vos relations avec vous-même en vous faisant croire que vous n’avez pas de valeur ?
- Croyez-vous que vous êtes seulement et exactement la personne que l’anorexie dit que vous êtes ?
- Comment l’anorexie a-t-elle mis en place des tactiques pour vous diviser et conquérir toute la famille (cette question est très importante lorsqu’on travaille en thérapie familiale, car un des objectifs de la thérapie est de recréer un lien de coopération entre les membres de la famille qui se sentent seuls et isolés par rapport au symptôme) ?
- Quels sont les effets de l’anorexie sur les relations entre les membres de la famille ?
- Quels conseils donneriez-vous à une personne qui se trouverait actuellement recrutée par l’anorexie ?
- Selon vous, pourquoi l’anorexie recrute-t-elle plus de femmes que d’hommes ?
- Y a-t-il dans notre société certaines structures ou croyances qui pourraient être considérées comme soutenant l’anorexie ? Si oui, pouvez-vous décrire ces structures pro-anorexiques ?
- Dans quels magazines l’anorexie fait-elle le plus sa loi ?
- Le fait que les photos des mannequins soient retouchées favorise-t-il chez les jeunes lectrices une appréciation positive de leur féminité, ou un sentiment d’incapacité et de ne pas être à la hauteur ? Ces conversations ont pour but de redonner le pouvoir à la jeune fille, en lui permettant de revivre des actions liées à ses valeurs préférées.
Elles visent également à développer de nouvelles possibilités de collaboration avec les autres et avec elle-même.


Dr JULIEN BETBÈZE Psychiatre des hôpitaux. Chargé de cours à Nantes à la Faculté de psychologie (DESS Cognitif et clinique) et à l’UER de médecine : DU Addictions, DU Hypnose thérapeutique et DU Douleur. Thérapeute familial, service d’addictions du CHU de Nantes. Responsable pédagogique et formateur à l’Arepta - Institut Milton Erickson de Nantes. Formateur en hypnose, thérapies stratégiques, solutionnistes et narratives dans différents établissements, CHTIP Collège d'Hypnose et Thérapies Intégratives de Paris. Coauteur (entre autres) avec Y. Doutrelugne, O. Cottencin, L. Isebaert et D. Megglé de Interventions et thérapies brèves : 10 stratégies concrètes, crises et opportunités, éditions Masson, 2016.




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Rédigé le 13/05/2020 à 10:45 | Lu 667 fois | 0 commentaire(s) modifié le 27/02/2024





Sophie Tournouër, Psychologue clinicienne, Hypnothérapeute et Thérapeute Familiale. praticienne... En savoir plus sur cet auteur

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