Un truc incroyable... Conversation en thérapie narrative


Confortablement installés dans les fauteuils du cabinet, ce sont sous ces auspices légers que s’amorce la séance de thérapie de Bruno, un jour de décembre.



Ce qui s’annonce comme une banale conversation de « filles », va, comme beaucoup de conversations en thérapie narrative, s’avérer être une conversation qui fera une « différence ».
« Il m’est arrivé un truc incroyable cette semaine. J’ai enfin trouvé une marque de peintures où les vendeurs sont agréables, où l’on peut poser des tas de questions que l’on ne peut poser ailleurs sans que l’on vous fasse sentir que vous êtes un gars pénible, tatillon et obsessionnel.

- Ah bon ? Ça m’intéresse beaucoup ce que vous avez découvert… Racontez-moi ça…
- Eh bien, je suis allé avec ma sœur dans un magasin que je ne connaissais pas. D’ailleurs je vous recommande cette marque parce que la qualité est véritablement au rendez-vous…
- Je vous crois, Bruno, toutefois, dites m’en plus sur ce truc incroyable que vous avez vécu cette semaine. En quoi est-ce incroyable ?
- Vous savez sans doute, nous en avons déjà parlé, que la perspective d’aller dans les magasins est une torture pour moi. Que je finis par n’acheter que sur Internet, tellement cela devient maltraitant pour moi de percevoir l’agacement des vendeurs lorsque je pose des questions, ou bien même de voir que malgré tout le soin que je prends à expliquer ce que je cherche, ils ne prennent pas la peine d’écouter, et me proposent des choses qui n’ont rien à voir avec ce que j’ai demandé…

Pire, en ignorant totalement en quoi ma demande peut être bien fondée, comme si j’étais un chieur qui ferait mieux d’aller voir ailleurs…Eh bien j’ai enfin vécu tout autre chose en allant dans cet endroit… C’est ma sœur qui a insisté pour y aller avec moi, car elle était persuadée que là bas, enfin, je pourrais trouver une réponse à mon problème de couleurs de murs. Dix ans qu’elle sait que je galère avec cette décoration, que tout le monde (enfin… les quelques personnes qui m’entourent familialement et amicalement) me somme de résoudre parce que, ça va bien, à un moment il faut se décider… On m’a dit que je procrastinais, que je ne finissais rien… mais je sais bien, moi, quel est le problème… Ce n’est pas que je ne finis rien, c’est que je ne peux finir quand je n’ai pas trouvé ce qui convient parfaitement à ce que je recherche, tout en ne sachant pas comment faire pour y arriver… C’est bien pour cela que je pense que les vendeurs devraient proposer une différence avec le logiciel d’achat en ligne… Mais non, on dirait qu’ils sont totalement à côté de ce qui devrait être leur préoccupation en tant que personnes donnant des conseils…

- Peut-être que compte tenu de votre haut niveau de sensibilité, vous prêtez attention à des détails qu’ils ne perçoivent même pas ? Et par conséquent ils ne peuvent y répondre ?
- J’avoue que, peut-être, je prends en compte trop de paramètres pour et selon les autres, mais pour moi, c’est important. Et personne pour me soutenir sur le fait que oui, les couleurs qui semblent proches entre elles sont en fait très différentes et que moi je perçois ces différences et que non, elles ne génèrent pas le même effet, en fonction des différentes heures de la journée et de la couleur de la lumière qui arrive sur les murs. Et aussi que les couleurs interagissent entre elles et que cela rajoute un degré de complexité dans le choix, et que comme c’est petit chez moi, c’est très important d’avoir des couleurs qui se marient bien entre elles avec un effet apaisant sur celui qui y vit. Vous comprenez ce que je veux dire ?
- Oui, il me semble.

En fait dans ce cas précis, ce que relate Bruno est totalement en accord avec l’expérience que j’ai à titre personnel, en lien avec les couleurs et la peinture, avec ces prises de tête à n’en plus finir parce que je perçois des différences très fines des couleurs qui échappent à beaucoup d’autres apparemment ou qui ne semblent pas les affecter au moment du choix. Je pourrais me contenter d’abonder dans le sens de Bruno, en lui disant que oui, je comprends tout à fait, mais ce serait me couper d’une formidable occasion de trouver en dehors de l’espace thérapeutique une expérience relationnelle qui fasse une réelle différence pour lui. Je décide donc de continuer l’exploration de cette « expérience de vie ».

« Oui, il me semble que je comprends que c’est difficile pour vous de trouver ce que vous recherchez, compte tenu de la subtilité qui vous est chère… Mais si vous permettez que j’y revienne : vous ne m’avez pas encore raconté l’événement incroyable que vous avez vécu la semaine passée. Que s’est-il passé dans ce magasin dans lequel vous avez pris la peine de vous déplacer…

- Je ne connaissais pas cette enseigne, aussi j’y suis allé pour faire plaisir à ma sœur… et j’ai commencé à regarder autour de moi et j’ai vu des nuanciers de tailles géantes, sur des planches que l’on pouvait bouger, mettre à côté les unes des autres… Les couleurs étaient fantastiques, profondes, lumineuses. J’ai pu manipuler les planches, les mettre les unes à côté des autres, les baies vitrées de la boutique permettaient de voir différentes expositions… et surtout il n’y avait pas de radio qui hurlait dans les haut-parleurs, ça devenait donc possible de prendre son temps, et même des heures à regarder, juxtaposer, se reculer, regarder, déplacer à nouveau, reculer, comparer, apprécier toutes ces interactions entre couleurs, finitions, lumières… »

J’observe le visage de Bruno, il est lumineux, lui aussi. Sa voix décrit ce qui se déroule là sous ses yeux encore brillants, de tout ce spectacle qui reprend vie au fil de ses descriptions, de plus en plus précises… Il me semble alors qu’il n’est pas à l’apogée de son plaisir. Je vois bien à l’animation qui traverse son visage qu’il va me décrire quelque chose d’exceptionnel, tout à la transe dans laquelle il s’est plongé à la remémoration de ce souvenir. Il n’hésite pas à faire monter le suspense, conquis sans doute par cette idée dont il se moque parfois, qu’une bonne histoire se raconte lentement, et avec moults détails. C’est précisément cet état d’esprit, ré-associé à l’expérience que je recherche dans ces conversations où chaque détail de l’histoire, chaque précision donnée, aussi anodine soit-elle, peut receler un passage vers un autre histoire. Celle d’une autre expérience, en lien avec une autre thématique. S’il me semblait que le meilleur était à venir, je commençais à me dire qu’il manquait des personnes dans cette histoire de fusions de couleurs…

- « Dites-moi Bruno, vous êtes resté combien de temps dans cette boutique ?
- Je ne sais plus, à peu près deux heures trente… Au bout d’un moment une vendeuse s’est dirigée jusqu’à moi, je l’ai vue arriver avec ombrage car je n’avais pas envie d’être dérangé… Et là, a commencé la plus étrange conversation que je n’aurais jamais cru pouvoir avoir avec une vendeuse… Elle m’a demandé si j’avais un projet à étudier et si elle pouvait m’aider… J’ai pensé dire non, et puis je me suis ravisé.

- Ah, et pourquoi donc ?
- Parce que je me suis dit que c’était déjà exceptionnel d’avoir passé le temps de cette façon inhabituelle dans ce magasin et que peut-être la vendeuse serait aussi… exceptionnelle !
- Qu’est-ce qu’une vendeuse exceptionnelle pour vous, Bruno ?
- Celle-ci m’a écouté, elle n’a pas poussé de discret soupir lorsque j’ai commencé mes longues explications, elle m’a regardé dans les yeux et elle m’a posé des questions qui m’ont surpris. Des questions qui me montraient qu’elle suivait. Qu’elle n’était pas soûlée par mes réponses. Mieux, elle a semblé comprendre ce que je disais sur l’influence des couleurs, elle n’a pas tenté de me faire voir autrement ce que je voyais, ou ce que je voulais. Elle ne m’a pas proposé ce qu’elle avait en magasin qui se rapprocherait grossièrement de ce que je pouvais demander. Non… elle a pris en compte, elle m’a fait préciser, détailler encore plus ce que je voyais dans les couleurs que les autres ne voyaient pas… Elle m’a fait des propositions… nous avons construit ensemble la palette de couleurs que j’allais pouvoir mettre chez moi et de fait, elle m’a fait aller beaucoup plus loin que ce que j’envisageais au départ…

- Comment ça, plus loin ?
- Elle a eu des idées qui m’ont surpris, par leur créativité, par leur bon goût. Pour une fois, une personne pouvait me comprendre dans un truc aussi banal que la peinture murale et sans remettre en cause mes dires, elle pouvait même m’apporter des informations, des conseils qui allaient me servir pour ma vie entière… C’était vraiment un moment délicieux, celui où je me suis senti comme un vrai client et non pas un type qui ennuie tout le monde. Je me suis senti compris et légitime dans mes demandes.
- Très bien… et quelle différence cela fait-il pour vous désormais ?
- Cela signifie que je peux être entendu et compris. Que c’est possible d’avoir mon niveau d’exigence (pour moi ce n’est pas de l’exigence, mais c’est ce que l’on me renvoie) sans être inadéquat… Et ne pas sentir d’animosité dans une relation c’est aussi très agréable… »

Une des principales difficultés qui ont conduit Bruno à consulter en thérapie est celle de la communication avec autrui et d’un réseau relationnel peu développé. Aujourd’hui, une forme d’isolement social se manifeste très sensiblement, très peu d’amis, des relations familiales peu simples sauf avec sa sœur. Au plan professionnel, les difficultés relationnelles subsistent mais il occupe un poste à responsabilité en ressources humaines pour lequel ses compétences sont largement reconnues....


Catherine BESNARD - PERON.
Psychothérapeute en cabinet libéral sur Nantes et Angers, formatrice en Thérapie narrative (coanimation avec Julien Betbèze). Codirection avec Béatrice Dameron des livres Pistes narratives : Pour faire face au sentiment d’échec personnel et professionnel, paru en 2011, Hermann Editions, et Les approches collaboratives en thérapie, paru en 2013 chez Satas, Le Germe.

Commandez ce numéro Hors-Série n°11 de la Revue Hypnose et Thérapies Brèves: « La relation thérapeutique »

Lorsque la Version papier de ce numéro sera épuisée, la version PDF sera fournie à la place

Hors série n°11 de la revue Hypnose & Thérapies brèves. Mars 2017.
C'est un numéro double de 196 pages.
Thème : « La relation thérapeutique »


- Éditorial : La relation thérapeutique. S. Cohen
- Éditorial : La relation au coeur de l’hypnose. J. Betbèze
- L’alliance thérapeutique. M. Arnaud
- Enseigner la relation thérapeutique. A. Bioy
- Le thérapeute ? Un guide qui ne devance pas. J.-M. Benhaiem
- Autonomie relationnelle. J. Betbèze
- Avec le patient douloureux chronique. De la formation à la pratique. J. Nizard
- En salle de naissance. B. Bobenrieth
- Monde psychotraumatique. E. Bardot
- La relation thérapeutique. M. Picard Destelan et L. Fodorean
- Comment faire vivre un paranoïaque ? E. Malphettes
- Positionnement, et alliance... thérapeutiques. W. Martineau
- Rapport, alliance et changement : « l’Homonoia ». A. Vallée
- Une semaine aux urgences psychiatriques. V. Lagrée
- Retour à l’essentiel. G. Ostermann
- En Thérapie Systémique Brève. Y. Doutrelugne
- Un truc incroyable... Conversation en thérapie narrative. C. Besnard-Péron
- Retour aux bases. De l’infiniment petit à l’infiniment grand. P. Aïm et L. Gross
- Trouble du comportement à l’adolescence. A. Zeman

Pour acheter ce numéro de la Revue Hypnose & Thérapies Brèves à l’unité, ou vous abonner, cliquez ici




Rédigé le 22/09/2018 à 13:13 | Lu 1048 fois | 0 commentaire(s) modifié le 23/09/2018




Présidente de France EMDR-IMO, Psychologue, Psychothérapeute, Hypnothérapeute et Formatrice en… En savoir plus sur cet auteur
Dans la même rubrique :