Se libérer du passé.


Echanges et réflexion à deux voix sur la dépression, le double lien, et leur cortège de pathologies associées.



- Eric Bardot : Une patiente, rencontrée cette semaine, exprime une grande détresse. Elle et son mari sont dans l’incapacité de se séparer. Elle me dit cette phrase avec désespoir : « Rester, c’est insupportable. Partir, c’est abyssal. »

- Julien Betbèze : Cette phrase me paraît être caractéristique des situations d’impasse dans lesquelles vivent les personnes qui sont sous le pouvoir de la dépression ou d’une angoisse massive. Concernant la dépression, lorsqu’une personne dit « c’est impossible de rester et partir est abyssal », il y a derrière cela une angoisse massive liée à ce double lien qui va infuser toute la thérapie : rester est une impossibilité, car lorsque vous allez vers l’autre, vous ne pouvez pas exister, et si vous partez vous ne pouvez pas exister non plus. Vous êtes pris dans ce double lien qui est : soit je suis en relation avec l’autre et je ne peux pas être en relation avec moi-même, soit j’essaye d’être en relation avec moi-même en partant, et là je tombe dans le vide, c’est un vide abyssal. Ceci est caractéristique de tous les processus liés aux blocages dissociatifs. Si l’on comprend que la relation à soi est médiatisée par la relation à l’autre, quand ce processus relationnel dysfonctionne, les troubles de l’attachement se développent. C’est la contradiction entre la relation à soi et la relation à l’autre qui crée la pathologie et les blocages dissociatifs :
- soit je suis en relation avec l’autre et je ne peux pas être en relation avec moi-même, je suis dans un monde de maltraitance, c’est ce qu’indique la patiente lorsqu’elle dit : je ne peux pas rester avec mon mari, car rester signifie l’impossibilité de rester en relation avec moi-même, à ce moment-là je me maltraite pour rester en relation avec lui, mais je ne suis plus en relation avec moi-même ;
- ou bien je veux partir, et en partant j’essaye d’être en relation avec moi-même mais je suis confrontée à un vide abyssal. Dans ce double mouvement : le lien est impossible et l’absence de lien est encore pire, cela signifie que tout sujet préfère un lien douloureux qui fait souffrir à l’absence de lien qui renvoie à des angoisses de mort.

Se libérer de ce double lien est au centre du travail thérapeutique et lorsque cette patiente le dit de cette manière, elle dit quelque chose d’extrêmement juste.

- E.B. : Tu fais référence à la théorie de l’attachement de John Bowlby. Ceci me semble fondamental à comprendre : le lien prend d’abord une forme corporelle, perceptive. Notre matrice relationnelle est notre corps en relation. Or, aujourd’hui, dans le monde occidental, on a mis au centre la psyché, c’est-à-dire le monde de nos constructions mentales. Quand cette patiente dit : rester c’est insupportable, partir c’est abyssal, cela fait des années qu’elle et son mari sont dans le lit de la dépression, lui par l’addiction au travail, elle par des variations thymiques avec des hospitalisations en service de psychiatrie, qui sont les seuls moments où elle a l’impression de parvenir à respirer, cette dépression partagée montre que si le symptôme fait lien, ils ne peuvent s’accorder corporellement ensemble, chacun restant enfermé dans sa solitude. Ils sont dans une telle construction de représentations, que pour tenir absolument cette représentation, il vaut mieux souffrir que de remettre en cause cette représentation. Et pourquoi cela ? Parce que si les formes d’expression de la psyché s’effondrent, le néant prend le pouvoir. Imaginez-vous au bord d’une falaise dans la situation suivante : « Ou bien je reste à me débattre au bord de la falaise, ou bien je plonge dans le vide. » Cette position de l’entre-deux va construire le lit de la dépression et de la maltraitance. Le sujet reste figé dans cette scène où il se débat. En termes de liens, il n’y a aucune autre alternative. Le futur projette sur le vide relationnel.

- J.B. : Pour compléter ton propos sur le figement, cela concerne le mouvement qui renvoie au vide et à la mort. Claude Virot parle des antidépresseurs comme des îlots sur lesquels le sujet se cale, mais dès que le mouvement se remet en place, on est con - fronté au vide et à la mort. L’enjeu thérapeutique est donc de modifier ce que perçoit le sujet pour qu’il puisse se remettre en mouvement sans être aspiré par le vide. En hypnose, pour se remettre en mouvement et ne pas être confronté au vide, il faut remettre en place des processus d’accordage, car lorsqu’il y a accordage, on peut être en relation avec un Autre et donc en relation avec soi-même. Si le processus d’accordage ne peut se mettre en place, car il a été empêché par les tentatives de solution qui ont aggravé la dépression, à partir de ce moment-là, toute mise en mouvement renvoie sur le vide et sur la mort. La vraie question est donc : que faire pour pouvoir remettre en place l’accordage ? Or le désaccordage présent dans la dépression fait remonter à un niveau mental et amène le sujet à lutter contre ses ressentis corporels en rapport avec sa tristesse non symbolisée.

- E.B. : Lorsque tu parles de la mort, il me semble important de comprendre ce qui amène les gens au suicide. Aujourd’hui, je dirais que la pire des morts pour nous êtres humains, c’est la mort sociale, c’est-à- dire l’exclusion de la communauté humaine. Il me semble que c’est pire encore que la mort physique. Dans l’excellent roman de Jean Auel, Les Enfants de la Terre, une jeune Cro-Magnon, Ayla, se retrouve parmi les Néandertaliens. Comme elle ne se plie pas aux règles du clan, ces derniers décident de la condamner à la pire peine de la communauté : le chef déclare qu’elle est morte. A partir de ce jour, cela signifie qu’elle n’existe plus pour aucun membre de la communauté. Quand elle touche quelqu’un, les autres disent : « Ce sont les esprits qui nous touchent. Elle, elle est morte. » Elle n’a alors plus d’autre possibilité que de quitter la communauté. Elle est alors condamnée à une mort physique. Elle va ensuite renouer des liens avec un lion, puis avec un homme de Cro-Magnon. Les travaux de Pierre Bustany en épigénétique ont montré que l’on est capable, dans ces situations, de programmer sa propre mort au niveau biologique. A partir du moment où je ne peux plus être en lien, je vais prendre la représentation de la construction mentale du lien pour le lien en soi. Le lien passe par le vivant. Le vivant passe par l’être-ensemble, et l’être-ensemble passe par le contact des corps. Comme le met en évidence la recherche chez le nourrisson, on développe et on déploie notre identité, c’est-à-dire le « je » et le « tu » dans le « nous » et ce n’est pas l’inverse. Il me semble qu’il s’agit d’une confusion majeure de notre société et de notre culture occidentale. Toute altération du « nous » amène à la dépression. C’est pourquoi la dépression maternelle est majeure lorsque le lien est perdu. Le nourrisson ne peut pas s’ajuster car il est vécu comme une représentation mentale et non comme une personne en relation. Il est tout le temps dans la tentative de construire une solution ajustée dans une situation où le lien ne peut pas être ajusté.

- J.B. : Et donc comment favoriser ce processus d’ajustement ? Tant que l’ajustement n’est pas en place, tout mouvement amène des angoisses de mort. Et comment faire le travail thérapeutique pour amener à cet ajustement ? Au niveau maternel, quel est le terme technique en relation avec cette notion d’accordage qui correspond à l’ajustement ? L’accordage est en relation avec les intentions du sujet et non avec ses actions. C’est la perception de l’intention bienveillante de l’autre de rentrer en lien avec soi, qui fait que nous lâchons prise pour accueillir la relation. Et c’est lorsque cette intention n’est pas perçue corporellement que se développent les blocages dissociatifs, ils montrent la contradiction entre la relation à soi et la relation à l’autre qui a pour effet direct la contradiction entre les intentions et les actions. Les patients vous disent : « Je fais telle ou telle chose, c’est plus fort que moi, je ne peux pas faire autrement, c’est plus fort que moi... » ; ou au contraire, ils se plaignent de ne pouvoir transformer leurs intentions en actions, comme c’est les cas dans les états dépressifs où les personnes vous disent : je voudrais qu’autour de moi il y ait des relations satisfaisantes, que les gens puissent s’entendre, mais c’est la guerre, je suis seul, il n’y a rien qui va ; ils ne parviennent pas à transformer leurs intentions en actions. La question est donc de trouver une voie pour transformer les intentions en actions. Pour cela il est indispensable de percevoir corporellement l’intention de l’autre de rentrer en relation. La vraie question est donc : à partir de quel point de vue quelqu’un peut-il être amené à percevoir les intentions de l’autre de vouloir rentrer en relation avec lui ?

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Dr Julien BETBEZE
Psychiatre, praticien en hypnose et thérapies brèves, spécialiste du modèle narratif.
Formateur en Hypnose Ericksonienne et HTSMA à l'Institut Mimethys Thérapies Brèves de Nantes, au CHTIP à Paris.
Rédacteur en Chef de la revue depuis Mai 2020.

Dr Eric BARDOT
Psychiatre, pédopsychiatre, psychothérapeute. Formateur en hypnose et thérapies brèves depuis plus de vingt ans. Concepteur de l’HTSMA (Hypnose, Thérapies stratégiques et Mouvements alternatifs), de l’utilisation du dessin en thérapie stratégique orientée solution. Créateur et directeur de l’Institut Mimethys. Formateur au DU d’Hypnose à la faculté de médecine de Nantes. Président de l’Association francophone d’HTSMA.



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N°63 : Novembre, Décembre 2021, Janvier 2022
Illustrations © Eishin Yoza

- Edito : Humaniser le lien - Julien Betbèze, rédacteur en chef

- Wilfrid Martineau nous apprend à surfer sur les métaphores, grâce à des exemples concrets de questionnement s’inscrivant dans l’imaginaire partagé. En s’attachant aux métaphores des patients, le thérapeute renforce le lien et active le changement.

- Marie Caiazzo nous indique comment les images d’une personne courageuse et forte peuvent remettre le corps en mouvement ; elle illustre cela avec le cas d’Annabelle, kiné victime d’inceste qui ne parvenait plus à toucher ses patients.

- Bertrand Jacques met en évidence les effets délétères des normes de performance dans la vie affective et sexuelle. A travers plusieurs exemples, il nous montre comment se déprendre du pouvoir des injonctions normatives intériorisées. Reconnecter les sujets à des relations sécures va ouvrir la voie à une expérience émotionnelle corrective, dans laquelle le sujet va se réapproprier sa subjectivité qui passe par l’acceptation de la peur et l’accueil des tremblements.

- Gérard Ostermann présente dans son édito deux articles sur l’utilisation de l’hypnose, en neurochirurgie éveillée (Séverine Gras) et sur la fibromyalgie (Laurent Schaller).

- Le dossier thématique «Humaniser le lien» reprend un échange de Julien Betbèze avec Eric Bardot autour de la dépression.
L’article souligne l’importance de la constitution de la relation pour accéder à la subjectivité. Cela passe par une attention à l’accordage et au partage affectif afin de diminuer l’effet des angoisses de mort liées au monde abandonnique.

- Le texte de Véronique Cohier-Rahban s’intéresse aux fantômes transgénérationnels chez les enfants atteints de troubles oppositionnels avec provocation (TOP) et de troubles de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). L’auteure décrit comment, à travers l’histoire d’une famille, son intervention thérapeutique a permis l’accès à une tristesse partagée, condition de l’installation d’un lien rendant à chacun un espace d’expression.

- Adrian Chaboche : Aussi simple qu’un verre d’eau. Voir le patient comme une œuvre d’art favorise notre empathie et fait émerger le geste thérapeutique qui devient simple, présent.

- L’importance du lien est illustrée comme toujours avec humour par Stefano Colombo et Muhuc.

- Gérard Fitoussi interroge Jean-Jacques Wittezaele qui a introduit l’approche de Palo Alto dans l’Europe francophone. Il décrit son parcours autour de l’importance de la relation et son intérêt pour la culture chinoise qui donne une place prépondérante à la relation dans la construction du sens.

Julien BETBEZE et Sophie TOURNOUËR




Rédigé le 29/01/2022 à 20:16 | Lu 8150 fois | 0 commentaire(s) modifié le 29/01/2022




Sophie Tournouër, Psychologue clinicienne, Hypnothérapeute et Thérapeute Familiale. praticienne… En savoir plus sur cet auteur
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