Douleur et dépendance.


Se réconcilier avec la douleur qui dure.
Dr Grégory Tosti



Clothilde a 28 ans. Lorsque je rencontre Clothilde pour la première fois, je perçois une grande anxiété chez cette jeune femme. En mi-temps thérapeutique, mère célibataire de deux enfants en bas âge, elle vient en centre de la douleur avec l’espoir de se sevrer en morphiniques bien que la douleur ne soit pas contrôlée par les traitements.

Elle souffre d’une anomalie transitionnelle vertébrale : en effet, alors que la 5e vertèbre lombaire est normalement indépendante du sacrum, Clothilde est née avec une fusion partielle de la 5e vertèbre lombaire et de la 1ère vertèbre sacrée.

Suite à une chute sur son lieu de travail, Clothilde développe une douleur mixte, c’est-à-dire à la fois nociceptive, mécanique, au niveau lombaire, mais aussi une douleur neuropathique de sciatique descendant dans une de ses jambes.

Non calmée par les antalgiques usuels, son médecin traitant lui prescrit des morphiniques à faible dose dont elle ne peut malheureusement pas se passer en raison de la recrudescence de la douleur à la diminution de ceux-ci.

Parallèlement à l’instauration d’un traitement à visée neuropathique, nous débutons une prise en charge en hypnose. Dans un premier temps, Clothilde ressent une tension et une sensation d’angoisse lors des premières transes, sans même que soient proposées des suggestions thérapeutiques de soulagement. A la quatrième séance, « quelque chose s’est débloqué » dira-t-elle. Elle parvient en effet à se laisser aller dans l’expérience sans ressentir d’angoisse.

L’apprentissage de l’autohypnose lui plaît, mais elle ne parvient pas à pratiquer dans son quotidien, car elle réalise qu’elle ne peut se per mettre de « consacrer 10 minutes de son temps » à l’hypnose.

Je lui propose alors de me décrire une journée type, et alors qu’elle plonge virtuellement dans le déroulement d’une de ces journées bien remplies qu’elle connaît bien, je m’étonne qu’elle ne parle à aucun moment de la douleur. Dans l’hypnose, elle relate l’urgence permanente qu’elle ressent à devoir tout gérer de façon minutée : les enfants, le travail, la maison…

Lorsque je lui demande de porter toute son attention sur le moment qui précède la prise de ses traitements, elle perçoit que la prise de morphiniques à libération immédiate est conditionnée par la peur de ne pouvoir assumer ses multiples responsabilités.

Cette séance fut déterminante dans la cure hypnotique, et le traitement par morphinique a pu être remplacé par un autre traitement, parallèlement à un travail essentiellement axé sur l’acceptation de ses limites.

La thérapie se termine lorsqu’elle dit : « Je réalise bien maintenant que je me maintenais moi-même dans ce stress permanent. Maintenant quand je ne peux pas, je m’organise différemment. J’écoute mon corps, c’est lui qui me donne le rythme. »

Béatrice a 53 ans. Elle consulte pour des céphalées chroniques quotidiennes. L’histoire de la douleur remonte à l’adolescence avec l’apparition de migraines qu’elle traite par anti-inflammatoire puis par Triptan (trai - tement des crises de migraine) avec un certain succès pendant des années. Adulte, elle doit gérer une vie très remplie de femme active à la fois mère de trois enfants, épouse d’un homme passant son temps en déplacements professionnels, mais aussi responsable des ressources humaines dans une grande boîte de cosmétique. Apparaissent alors vers la quarantaine des céphalées de tension, qui se rajoutent aux migraines, et qui deviennent de plus en plus fréquentes.

La récurrence des céphalées tensives et la multiplication des crises de migraine amènent Béatrice à consulter plusieurs neurologues qui tentent en vain plusieurs traitements de fond des céphalées et des migraines qui n’ont aucun effet et qui présentent des effets secondaires peu compatibles avec la gestion de ses multiples obligations.

Déçue devant l’impuissance du corps médical à soigner de simples maux de tête, elle se fait prescrire sur les conseils d’une amie des com - primés de Prontalgine. La Prontalgine, dans un premier temps, la soulage bien. Elle retrouve le sentiment de maîtrise de la douleur.

Puis devant son professionnalisme et sa rigueur sans faille, son aptitude à ne pas compter ses heures et à gérer des situations de crises délicates, Béatrice est promue responsable RH d’une autre catégorie de personnel, ce qui a pour conséquence d’augmenter le nombre de salariés dont elle a la responsabilité.

Dès lors, son niveau de stress atteint des sommets. Elle dort peu, devient irritable, et elle commence à consommer les antalgiques quotidiennement : d’abord un comprimé le matin pour prévenir la survenue de douleur dans la journée, et ensuite un comprimé avant chaque réunion afin de s’assurer que sa performance ne sera pas grevée par une crise de céphalée.

Les céphalées deviennent alors quotidiennes, malgré le traitement qui ne la soulage que très transitoirement et incomplètement.

Son médecin traitant lui explique un jour avec véhémence qu’elle ne peut plus se permettre de lui prescrire les antalgiques qui l’entretiennent dans la douleur et qu’elle doit voir un spécialiste. C’est dans ce contexte que Béatrice consulte au centre de la douleur. Devant le stade très clairement pré-contemplatif dans lequel se trouve Béatrice, venue en consultation « à la demande de son médecin traitant qui refuse de lui prescrire les antalgiques », nous convenons dans un premier temps d’apprendre l’auto-hypnose.

Bien qu’elle se prête au jeu, et apprécie réellement l’expérience pendant nos séances, elle ne pratique pas à son domicile, même si – elle l’admet bien volontiers – elle pourrait trouver le temps de le faire. Ne souhaitant ni la hâter ni la brusquer, compte tenu du faible engagement qu’elle témoigne pour la prise en charge, je lui propose au cours d’une séance d’hypnose d’explorer avec toute son attention ce qui se passe en elle au moment de la prise des antalgiques.

Après de longues minutes de focus attentionnel, elle dit « c’est étrange, je vois ma main partir vers mon sac pour prendre mes comprimés mais je ne ressens rien… C’est comme si ma main avait une vie propre… indépendante ».

La séance aura permis à Béatrice de prendre conscience que la prise d’antalgique était devenue un réflexe conditionné dont elle n’attendait même aucun soulagement puisqu’elle le savait, « les traitements sont inefficaces ».

Suite à cette expérience en hypnose, il aura été possible de faire adhérer Béatrice à un projet thérapeutique de sevrage médicamenteux en hospitalisation.

Des conséquences de la douleur qui dure.

D’après l’IASP, International Association for the Study of Pain, la douleur est « une sensation et une expérience émotionnelle désagréable en réponse à une atteinte tissulaire réelle ou potentielle ou décrite en ces termes ».

Cette définition nous intéresse en tant qu’hypnothérapeutes car elle présente la douleur comme une expérience subjective. Non pas que la douleur soit quelque chose qui n’aurait d’existence que dans l’esprit seul des patients, mais plutôt que la douleur, quelle qu’en soit la cause physique potentielle, est une expérience perceptive, et en ce sens unique et personnelle. Loin d’une simple information électrique glissant le long des fibres nerveuses nociceptives jusqu’aux centres cérébraux, la douleur est une expérience subjective multidimensionnelle.

Pour être prise en charge de façon optimale, il est indispensable de prendre en compte l’ensemble de ses composantes que sont :
- la composante sensori-discriminative, qui correspond à la sensation physique de la douleur : ce que je sens ;
- la composante émotionnelle qui correspond à la réponse émotionnelle que provoque la douleur : ce que je ressens émotionnellement ;
- la composante cognitive de la douleur : la conséquence de la douleur sur mes pensées, ce que je me dis ;
- la composante comportementale : ce que je fais, la conséquence de la douleur sur mes actions.

C’est donc l’individu tout entier qui fait l’expérience de la douleur, et parce que c’est un vivant en constant changement et en constante interaction avec son environnement, chacune de ces composantes forme un système dynamique : ces composantes s’influencent mutuellement, mais plus encore elles influencent le mode de fonctionnement de la personne avec son environnement.

Ou pour le dire autrement, ce ne sont pas seulement les sensations physiques, les émotions, les pensées et les comportements du patient qui sont impactés par la douleur qui s’installe, mais bel et bien ses relations à l’environnement, sa façon d’être aux autres, aux lieux, aux choses et sa façon de s’adapter aux contextes. La douleur, expérience perceptive subjective, modifie donc l’ensemble du système de représentation du patient. Dès lors, ce qui paraissait facile ne l’est plus.

Les enfants deviennent « ingérables », le conjoint devient « invivable », les amis deviennent « rejetants », le travail devient « insurmontable », les projets « impossibles ». Et c’est toute la vie qui change. On peut parler d’une reconfiguration de la vie du patient.

Mais alors comment éviter cette réorganisation génératrice de souffrance ? C’est ce défi que nous lance le patient douloureux chronique lorsque, après des mois ou des années d’errance médicale, il s’assoit dans le bureau de consultation armé d’une multitude de documents, radios, examens qui ont scruté, découpé, mesuré chaque fibre, chaque nerf, chaque tendon, chaque ligament, chaque cellule de son organisme.

Et la demande est explicite : enlevez-moi la douleur.

Car si la survenue de l’expérience de la douleur reconfigure la vie et devient génératrice de souffrance, n’est-il pas logique d’imaginer que la suppression de la douleur permettra au système de retrouver son équilibre antérieur ? C’est parfois possible. On peut par exemple traiter chirurgicalement une hernie discale compressive pour voir le tableau douloureux s’amender après une prise en charge rééducative efficace.

Ou encore parfois, les traitements antalgiques permettent au patient de supporter la douleur en attendant, lorsque cela est possible, que la pathologie causale soit traitée, faisant disparaître la souffrance. Le système reprend alors son équilibre antérieur. Le patient « redevient » comme avant. Et l’odieuse expérience n’est qu’un mauvais souvenir.

Hélas, la plupart du temps, en raison des causes de la douleur, de son ancienneté et des modifications durables des modes de transmission et de modulation de l’information nociceptive dans le système nerveux, la suppression totale et définitive de la douleur n’est pas possible. Les traitements antalgiques permettent une réduction de celle-ci, mais il s’agit le plus souvent d’une sédation partielle.

L’effraction de la douleur dans la vie du patient modifie donc son écosystème, entendez par là le système dynamique que constituent les dimensions sensorielles, émotionnelles, comportementales et cognitives de l’individu, mais aussi ses interactions avec son environnement : les lieux, les êtres et les objets qui composent son existence. Tout système recherchant un équilibre, le patient voit changer le jeu des forces qui compose son existence en présence de la douleur.

Souvent, il suspecte même la survenue de ce changement avant même que le retentissement de la douleur n’ait atteint son paroxysme. Il pressent qu’il doit modifier sa manière d’être à lui-même, aux autres et à son environnement afin qu’il puisse à nouveau fonctionner en tant que vivant. A cela on observe, et vous excuserez le raccourci que j’emprunte ici, deux types de réactions : soit le patient accepte la présence de la douleur dans son écosystème, soit il la refuse catégoriquement.

Dans le premier cas, il repositionne en quelque sorte son centre de gravité « là où il se trouve » plutôt que « là où il veut être », à savoir la situation antérieure à la douleur : il reconsidère les choses qu’il peut faire et ne peut pas faire, il prend soin de lui, il réévalue la charge de travail, il identifie les facteurs anxiogènes et stressants qui augmentent la perception douloureuse, il redistribue les priorités de sa vie. Dans le second cas, le refus de la présence de la douleur rend intolérable la reconfiguration. Le patient refuse ce qui est déjà présent dans son existence.

Devoir reconsidérer de changer sa manière de fonctionner, sa manière d’être à lui-même ou aux autres est intolérable. « Ce corps n’est pas le mien », entendons-nous souvent. « Je ne me reconnais plus » ; « je ne suis plus que l’ombre de moi-même » ; « je ne peux plus vivre comme cela ». On comprend donc la nécessité de faire passer le patient de la seconde à la première position.

Comment réaliser cela ? Les « il faut faire avec la douleur » souvent répétés par les professionnels de la santé, qu’importe le degré de bienveillance et de compassion avec lequel cette phrase pourtant pleine de bon sens est prononcée, ne fait qu’attiser les braises de la colère.

Le risque est la rupture de l’alliance thérapeutique. A cela aussi deux conséquences : ou bien le patient consulte un autre centre de la douleur et ainsi se poursuit l’errance thérapeutique ; ou bien le patient tente lui-même d’éradiquer la douleur par l’automédication devant l’incapacité du corps médical à lui apporter un soulagement.

Du refus de la douleur à l’addiction au médicament.

Ici nous devons d’emblée préciser les choses : le médicament est nécessaire. Les antalgiques sont efficaces pour induire un soulagement et il existe des traitements permettant de renforcer les systèmes de contrôle de la douleur du système nerveux central.

Quel meilleur moyen pour supprimer une douleur qu’un médicament antidouleur ?

Pour le patient confronté à une souffrance quotidienne, comment ne pas considérer le médicament – pourtant insuffisant – comme la seule bouée concrète, rationnelle, rassurante, pragmatique, tangible, fiable, à laquelle se raccrocher.

Comment pourrait-il en être autrement ? Comment ne pas ressentir l’urgence impérative du soulagement, de la guérison, de la sédation totale de la douleur alors que l’on souffre et que l’on supporte le mal depuis si longtemps ? Comment, après plusieurs mois d’attente interminable supportée par l’espoir d’une prise en charge spécialisée, le corps médical peut-il intimer à la patience, à l’acceptation, à la tranquillité du corps et de l’esprit lorsqu’il paraît n’y avoir d’autre alternative que d’anesthésier radicalement cette partie du corps qui trahit, qui affaiblit, qui handicape ? Alors peu importe si le médicament est un ami peu fiable, il n’en devient pas moins le plus fidèle : toujours présent, toujours disponible, il s’infiltre dans le sang, gagne les tissus, éteint le feu de la douleur.

Et tant pis si le soulagement n’est que temporaire ou peu satisfaisant. Qu’il suffise d’augmenter les doses. Qu’au moins la médecine dispense ces molécules qui ne parleront ni de patience, ni d’acceptation, ni de gestion du stress.

Et ce médicament, seule béquille sur laquelle se poser, devient un compagnon quotidien. Lui sait rassurer, faute de délivrer totalement de la douleur. Lui est immédiatement disponible au fond d’un sac, au fond d’une poche, pour apporter un peu de calme. Lui sait rassurer lorsque vient la peur de ne pas pouvoir faire face à cause de l’odieuse douleur. Et ainsi débute l’escalade médicamenteuse. Les prises deviennent plus fréquentes, les doses deviennent plus importantes.

Et la douleur ne cède pas. Pire, sa persistance ne fait qu’attiser la composante émotionnelle générant ainsi plus de souffrance, entraînant une consommation plus grande encore d’antalgiques. Ce sont là ces patients qui viennent à nous dans une détresse émotionnelle considérable, susceptible d’impressionner le soignant qui se laisse contaminer par l’urgence apparente d’une situation qui dure pourtant depuis plusieurs années. Et ce sont parfois les praticiens qui, en cherchant à soulager leur patient, l’entraînent vers une escalade thérapeutique qui peut aboutir à des accoutumances ou des dépendances surtout vis-à-vis de traitements tels que les morphiniques.

Le remède devient pire que le mal. Il existe le risque de développer une insensibilité à l’action pharmacologique de la substance (accoutumance), une dépendance physique et psychique (besoin de retrouver ou maintenir les sensations de bien-être provoquées par la substance, mais aussi besoin d’éviter la sensation de malaise qui survient à l’arrêt de celle-ci).

Vient alors la recherche compulsive et incontrôlable de la substance. L’abus de médicament antalgique conduit aussi à des paradoxes. C’est le cas de la céphalée chronique quotidienne qui est une céphalée générée par des traitements antalgiques initialement consommés par le patient pour soulager ses céphalées. C’est aussi le cas de la morphine qui peut générer paradoxalement une hyperalgésie aggravée par l’augmentation des doses. L’addiction aux médicaments constitue un problème majeur de santé publique et n’épargne pas le patient douloureux chronique. Ce chemin ne permet pas de sortir de la souffrance. Le patient, en plongeant dans le paradigme seul du médicament, est semblable à Dédale se perdant dans le labyrinthe qu’il a lui-même créé pour enfermer le minotaure.

Pourquoi l’hypnose nous intéresse ?



GRÉGORY TOSTI Médecin spécialiste de l’évaluation et du traitement de la douleur à l’hôpital Ambroise-Paré (Boulogne-Billancourt). Il est également hypnothérapeute, DU d’Hypnose médicale Paris VI, depuis 2004, et enseigne à l’AFEHM depuis 2008. Il est l’auteur du Grand livre de l’hypnose aux éditions Eyrolles (2015).


Conférence exceptionnelle sur le Psychotraumatisme...




Rédigé le 10/05/2020 à 23:32 | Lu 584 fois | 0 commentaire(s) modifié le 27/02/2024




- Formateur en Hypnose Médicale, Ericksonienne et EMDR - IMO au CHTIP Collège Hypnose Thérapies… En savoir plus sur cet auteur
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