Douleur chronique et dépression. Disparaître de soi.


David Le Breton. La dépression est une expérience contrainte de disparition de soi



« Pour ma part, cette douleur s’apparente très étroitement à la noyade ou à la suffocation – mais même ces métaphores sont loin de la vérité. » William Styron, Face aux ténèbres.
Chronique d’une folie


Elle est aujourd’hui l’un des troubles les plus couramment diagnostiqués dans le monde depuis bien des années. Mais ce terme est ambigu et recouvre des caractères hétérogènes. Au-delà de son périmètre médical, la notion de dépression devient une référence commune, traduisant pour beaucoup le sentiment d’un écrasement de leur existence, d’une brutale et durable rupture biographique. Ce terme est un mot-valise qui réunit des expressions bien différentes dans leurs causalités et leurs ressentis. Pierre Fédida en parle comme d’une « à-peine-notion »2. De cette nébuleuse un certain nombre de symptômes se détachent : une intense culpabilité, une profonde mésestime de soi, un sentiment d’insignifiance, une impossibilité de changer les choses et de se vouer au bonheur, une absence de concentration, des maux de tête, un désordre organique fait d’innombrables douleurs et malaises, une sensation de vide ou de saturation, un flux de fantasmes souvent bien éloignés de la sensibilité propre de l’individu, dislocation de toute évidence dans le rapport à soi. Elle est une dépossession, le sentiment d’être enfermé désormais dans une sorte de caricature malheureuse de soi. Elle va de pair avec un ralentissement physique : lenteur des mouvements, des actes, de la pensée, des décisions, mais aussi de la parole avec une énonciation monotone, une voix affaiblie ou atone, lourde à porter. La perte d’appétit va de pair avec l’absence de goût de vivre.

Mais l’angoisse est le pire, le sentiment d’un gouffre ouvert en soi, l’entrée dans un univers imprévisible et terrifiant. Dans l’ordinaire de l’existence, l’immersion dans la durée est une évidence, l’individu s’écoule en elle sans éprouver le sentiment d’une distance ou d’un obstacle. Chaque instant est en lien avec le précédent et nourrit une projection dans le temps, une anticipation. Mais cette perception dépend des significations attachées à son existence sur le moment. Parfois le temps s’écoule au ralenti ou s’accélère, connaît des rythmes différents, ou bien se fige dans une sorte de stase douloureuse. Une pathologie de la temporalité, un arrêt de la durée suspend l’existence et contribue à la rendre terne, sans relief. Attente sans objet, dans une tonalité amère sur le fond d’une impuissance à agir et à relancer le temps par des projets. Le sentiment de la continuité de soi et la remémoration de l’histoire personnelle demeurent, mais sous une forme dépréciée. L’anticipation est altérée en profondeur.

Si être présent, c’est être au-devant de soi, ici la projection est laborieuse et pénible, elle se traîne. La perception de l’événement est modifiée, un obstacle mineur sur le chemin devient une montagne, une remarque anodine se mue en une critique radicale de soi… Le sommeil est difficile, la nuit est un moment de vulnérabilité à l’angoisse ou à la rumination malheureuse. L’insomnie alimente la dépression. La souffrance rend les jours et les nuits interminables. Le moindre geste demande un effort considérable. L’individu se sent « vide », enfermé de soi, il n’a plus goût à rien, il rumine des pensées douloureuses, il éprouve un sentiment d’incapacité, d’impuissance, d’indignité. Une blessure d’enfance, un trauma (un abus sexuel, par exemple, un abandon…) alimente la dépression en lui donnant un point d’ancrage, l’existence actuelle demeure dans l’orbite de l’événement, et elle oscille dans un mouvement pendulaire de l’un à l’autre, elle empêche une projection heureuse vers l’avenir, une déprise du passé tant que celui-ci n’est pas connu et dépassé afin de donner enfin une fluidité au présent. L’individu est prisonnier d’une ornière de son histoire dont il n’a pas toujours conscience. Cependant, on ne peut la considérer seulement comme ayant ses racines dans l’enfance, elle est aussi, et sans doute surtout, une conséquence de la difficulté à être soi dans nos sociétés, à l’épuisement de devoir sans cesse se maintenir au niveau des exigences requises par les responsabilités sociales, professionnelles, familiales... L’autonomie contrainte qui est celle de l’individu dans nos sociétés est lourde de tensions intérieures, un individu devient un homme ou une femme responsable de soi et ayant des comptes à rendre aux autres et à soi-même en cas d’échec. Il doit sans cesse témoigner de sa capacité à agir par soi-même et à se maintenir disponible quelles que soient les circonstances.

Sa position sociale n’est pas donnée en toute évidence, il doit la construire en puisant parmi une multitude de références possibles. Le sentiment de soi est parfois fluide et jubilatoire pour ceux qui possèdent des assises narcissiques bien établies, s’ils baignent avec évidence dans l’accélération du monde et de leur existence; pour d’autres il est une couture toujours déchirée et mal assortie à soi, provoquant la peur, et le manque à être. L’individu doit en permanence construire son expérience. Et parfois il se sent dans une impasse, piégé dans son histoire personnelle, avec un temps désinvesti de toute valeur, de toute signification. Plus rien ne compte à ses yeux. L’action est empêtrée, freinée, impossible. L’existence est dévitalisée, ou plutôt le retrait de sa signification et de sa valeur la rend terne, vide. La dépression est une «maladie de la responsabilité »,dit Alain Ehrenberg, une mesure de l’insuffisance à assurer la tâche d’être soi, là où aucune orientation ne vient guider le sujet de l’extérieur.« Si la mélancolie était le propre de l’homme exceptionnel, dit Hartmut Rosa, la dépression est le signe de la démocratisation de l’exception. Nous vivons avec cette croyance et cette vérité que chacun devrait avoir la possibilité de créer lui-même sa propre histoire au lieu de la subir comme un destin». Le sentiment de soi devient un dilemme qui n’en finit jamais. Il se défait de son ancienne personnalité. Il la retrouvera bientôt mais en ce moment il n’est plus affecté par elle.

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DAVID LE BRETON

Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg. Membre de l’Institut universitaire de France. Membre de l’Institut des Etudes avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS). Auteur notamment de : Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi (Métailié), Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance (Métailié), Anthropologie de la douleur (Métailié), L’homme douloureux, avec Guy Simonnet et Bernard Laurent (Odile Jacob), Disparaître de soi. Une tentation contemporaine (Métailié)...

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Cet ouvrage de 228 pages analyse la dépression et les traitements de cette maladie qui frappe à un moment ou à un autre, selon l’OMS, 15% de la population mondiale de 15 à 75 ans. Les dix neufs auteurs qui contribuent à ce hors-série témoignent chacun à sa manière d’un savoir-faire en matière de prise en charge des patients déprimés. Loin des thérapies standardisées et de l’utilisation des psychotropes, ils montrent la singularité de chaque séance et invitent le lecteur à s’étonner, réfléchir et expérimenter pour sa propre pratique. Catherine Leloutre-Guibert a coordonné ce hors-série avec Sophie Cohen, rédactrice en chef.

Sommaire :

- Douleur chronique et dépression. D. Le Breton

- La dépression : un trouble attentionnel ? J.-M. Benhaiem

- La grossesse, le devenir parent. H. Saulnier

- Attitudes paradoxales. V. Torres-Lacaze et G. Delannoy

- Plutôt que la drogue. D. Roberts

- Naître dans la dépression maternelle. E. Bardot

- Le deuil au pays de l’individualisme. J. Betbèze

- L’hypnose dans la dépression du sujet âgé. M. Floccia, S. Lagouarde et M. Le Rudulier

- Un exemple de la thérapie stratégique. D. Vergriete

- Le médecin généraliste face à un patient dépressif. P. Le Grand

- Trois questions pour créer des petits bonheurs. M.-C. Cabié

- L’hypnose pour reprendre vie. C. Leloutre-Guibert

- Mémoire du futur. M. Nannini

- Stratégies thérapeutiques dans la dépression. W. Martineau

- Dermatoses chroniques. V. Bonnet

- Antidépresseurs, un long sevrage. C. Virot


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Rédigé le 13/03/2021 à 23:00 | Lu 2055 fois | 0 commentaire(s) modifié le 23/04/2021




- Formateur en Hypnose Médicale, Ericksonienne et EMDR - IMO au CHTIP Collège Hypnose Thérapies… En savoir plus sur cet auteur
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