Conduites alimentaires: au-delà du symptôme


Dr Bruno Dubos
Ecrire sur les troubles des conduites alimentaires m’oblige, au préalable, à faire plusieurs observations...



Ces difficultés regroupent un ensemble très large de manifestations pathologiques ayant en commun une relation et une attitude « particulière » avec la notion de nourriture ou avec sa fonction initiale qui est celle de se nourrir en fonction de nos besoins physiologiques.

J’utilise volontairement le terme « particulière », car au-delà des considérations purement physiologiques, l’évolution socioculturelle s’en mêle : je peux citer par exemple les régimes « sans quelque chose » (sans gluten, sans sucre, etc.) ou les positions quasi « philosophiques » et extrêmes comme le véganisme. Toutes ces attitudes « particulières » sont décrites et classées en fonction de leurs manifestations symptomatiques : la restriction : anorexie ; l’ingestion de grandes quantités de nourriture puis leur rejet du corps : boulimie et vomissement ; l’hyperphagie sans vomissement : qui fait le lit de l’obésité. Il existe même des « sous-catégories » en fonction de la façon d’être hyperphage : craving, grignotage, etc.

La seconde observation découle de la première : notre « apprentissage » de la conception du soin est très empreinte de la notion de correction et de « normalisation » du symptôme.

Nombre de stratégies thérapeutiques et l’évaluation de leur efficacité sont ainsi fondées sur les mêmes principes : une thérapie efficace fait disparaître ou atténue le ou les symptômes. L’abord des troubles des conduites alimentaires n’échappe pas à cette règle. Cette vision du soin n’est pas seulement du fait du corps médical. Il est aussi prégnant au niveau sociétal. Les émissions télévisuelles, les articles de presse, les publicités sur les régimes en sont l’illustration.
Un patient anorexique est guéri lorsqu’il remange, un patient boulimique et/ou qui vomit doit normaliser son alimentation et cesser de vomir, un patient obèse doit normaliser son poids. Cette « posture » thérapeutique est à l’oeuvre dans bon nombre de stratégies autour de l’anorexie : les contrats de poids qui conditionnent la sortie de l’hôpital, l’indice de masse corporelle qui signe l’arrêt ou la poursuite du suivi thérapeutique.

La chirurgie bariatrique en est, bien sûr, un autre exemple. Sa finalité est de faire perdre du poids, de retourner à une norme « médicale », et bien évidemment d’éviter à nombre de patients les désastres métaboliques associés à l’obésité. 


La troisième observation est également empreinte de notre « éducation socioculturelle » : la recherche de l’explication à un trouble ou à un symptôme.
C’est ce que j’appelle la logique linéaire.

Comprendre pourquoi amène à la solution. Par extension, le traitement des causes passe par leur compréhension la plus fine. Les troubles des conduites alimentaires sont bien évidemment soumis à ce principe « fondamental ». Dans ce domaine, tout le monde s’accorde pour une origine « plurifactorielle », mais chacun dans son champ de compétence tente de valoriser son explication : origine génétique et épigénétique, passionnante mais combien décourageante par certains aspects ; biochimique : le bonheur des laboratoires pharmaceutiques ; comportementale, psycho-pathologique : tous les grands courants de pensée sur le soin corporel et psychologique ont leurs hypothèses et les stratégies thérapeutiques qui s’y associent. Il n’est pas de mon propos de remettre en cause ces visions des troubles des conduites alimentaires. Je remarque seulement que le point de départ de toutes ces recherches et de toutes ces théories est le symptôme. Il règne en maître sur la com - préhension et les stratégies de soin. Certains troubles des conduites alimentaires seraient des manifestations d’addiction, y compris l’anorexie… Dans cette logique, s’occuper de l’addiction permettrait aux patients d’accéder à la résolution de leur problème. Quoi qu’il en soit, au-delà de la pertinence de ce point de vue, il demeure que le point de départ con - cerne la relation du patient avec son symptôme.

Cependant les troubles des conduites alimentaires restent un défi pour les thérapeutes. Les patients et les patientes s’installent souvent dans la chronicité, mettant en échec nombre de thérapeutes et de thérapies. La « résistance au changement » est très présente, aboutissant souvent à des distorsions graves du lien thérapeutique : communication symétrique entre le patient, son entourage et l’équipe soignante. La coopération patient/thérapeute peut disparaître. La surenchère thérapeutique, la contrainte, la culpabilisation du patient, de ses parents, du conjoint, sont fréquentes.

Mon expérience de thérapeute au contact de nombreuses équipes de soins m’a rendu témoin de l’extraordinaire compétence de ces patients et de ces patientes à créer de la confusion chez les soignants pleins de bonne volonté : multiplication des intervenants, stratégies thérapeutiques contradictoires, etc. Ce qui va suivre est seulement le fruit de toutes mes années d’expérience avec ces patientes et ces patients qui, je dois bien l’admettre, m’ont en partie appris mon métier de thérapeute. Je les en remercie.



Ma vision du soin, où l’hypnose ericksonienne tient une grande part, a toujours pris en compte le patient ou la patiente, dans sa globalité, avec ses ressources, ses lignes de force, ses « incompétences », son système relationnel, ses représentations psychiques, ses croyances, et bien évidemment son symptôme. J’ai très tôt considéré que le symptôme est une « expression » d’un processus plus large dans lequel le patient est en quelque sorte prisonnier, l’amenant à faire toujours plus ou moins la même chose, sans solution de changement. Les stratégies thérapeutiques doivent prendre en compte ces différentes dimensions.

Quelle que soit la problématique alimentaire, le premier défi, pour le thérapeute « courageux » se lançant dans la thérapie des troubles des conduites alimentaires, est de limiter, le plus possible, d’être « hypnotisé » par son patient ou sa patiente. Les sources de transe chez le thérapeute sont multiples et peuvent considérablement impacter la suite de la thérapie. Dans ce domaine, le symptôme tient une place de choix par sa gravité potentielle et ses conséquences.

J’ai souvent rencontré des patientes anorexiques entrant ou sortant de réanimation, des patientes boulimiques vomisseuses opérées pour hémorragie digestive, des patients ou des patientes obèses en risque de décès par complications métaboliques. L’inquiétude et l’anxiété sont sources de transe négative pour le thérapeute. Il y a d’autres sources d’hypnose chez le soignant. Une d’entre elles est la linéarité à laquelle j’ai fait référence précédemment. Tous les patients, les patientes, leur entourage, ont une explication logique et implacable à l’apparition des problèmes. C’est ce que j’appelle l’histoire des patients.

Elle peut être très « séduisante » par sa logique, son caractère dramatique : événements de vie, par exemple. « Vous savez, Docteur, ma fille a commencé à faire un régime après le décès de sa grand-mère, c’est elle qui l’a élevée, elle n’est plus pareille depuis. Elle n’a pas fait le deuil. » « J’ai commencé à perdre du poids en sixième. C’était compliqué à la maison, mon père buvait, souvent il battait ma mère… » Une cause, un effet. La focalisation de l’attention est initiatrice de la transe hypnotique. Une autre stratégie pour induire une transe hypnotique est la création d’un état de confusion. Cet état se développe lorsqu’il existe une discordance, une incongruence entre un contenu verbal par exemple et les éléments d’observation : « ce qui est dit ne correspond pas à ce que l’on voit ». Cette technique de confusion est très fréquente pour de nombreuses patientes anorexiques qui peuvent vous parler de choses très inquiétantes avec une remarquable impassibilité. La confusion peut naître également d’une saturation, d’une surcharge d’informations.

Un de mes maîtres m’expliquait que pour bien manier la confusion, il faut accepter d’être confus soi-même. 

Nos patients et nos patientes ont souvent amené la technique de confusion au niveau d’un véritable art : ils sont souvent eux-mêmes dans la confusion, leur système relationnel est dans la confusion. Leur communication est donc naturellement confuse. Enfin, je fais partie de ceux qui considèrent que la séduction s’apparente à l’hypnose. Beaucoup de patientes, notamment dans les contextes d’anorexie, maîtrisent redoutablement cette technique.

Elle s’appuie sur les présupposés et les représentations de la fonction de soignant. L’un d’entre eux est redoutable : un thérapeute, ça aime parler, ça aime les détails, il est très intéressé par l’enfance, les états d’âme et les émotions. Et puis un psy, c’est intelligent. Quelle facilité pour une jeune fille, brillante intellectuellement au demeurant, d’aller chercher son thérapeute sur ce terrain-là…

Le deuxième défi est celui du lien thérapeutique. Cette notion est rarement prise en compte à sa juste valeur dans la mise en mouvement d’un processus thérapeutique. Elle est pourtant fondamentale car sans lien, il n’y a pas de thérapie.

Dans les contextes de troubles des conduites alimentaires, l’enjeu de la création du lien thérapeutique est un réel défi pour les thérapeutes si nous nous référons aux caractéristiques du lien thérapeutique. Il ne suffit pas de « bien s’entendre » avec son ou sa patiente, ni qu’il nous trouve sympathique pour considérer que le lien thérapeutique est installé. J’ai appris, au fil des années, à repérer ce défaut de lien chez des patients ou des patientes dans la « chronicité alimentaire ». J’ai encore en mémoire la première fois ou je me suis autorisé à poser la question qui va suivre : « Vous savez, Docteur, j’ai été suivie par le professeur X., le docteur Y. pendant plusieurs années. » Et moi de demander : « Et ils vous ont rattrapée ? » Sourire, « eh bien non, évidemment… » Pour ma part, il doit associer la synchronisation et la sécurité.

Cette synchronisation passe par le corporel, quasi essentiellement, bien avant le verbal. Or, dans les TCA, les habiletés corporelles sont considérablement impactées.

Le deuxième niveau du lien est la sécurité. Tous les patients et les patientes manifestant une symptomatologie alimentaire sont en grande insécurité.

L’installation d’un lien sécure passe, entre autres, par la synchronisation non verbale, d’où la difficulté… L’autre enjeu du lien est celui de la coopération entre les deux protagonistes : le patient et le thérapeute. Comme nous le verrons, beaucoup de problématiques alimentaires impliquent l’entourage du patient : envisager une thérapie avec une patiente anorexique ou boulimique sans faire alliance avec les parents est une erreur stratégique fondamentale. Et pourtant, certaines positions théoriques défendent ce principe de « séparation » : le patient et rien que le patient. Certaines patientes, par d’habiles techniques de saupoudrage, nous suggèrent de ne pas créer ce lien avec l’entourage. De même, envisager une thérapie avec un patient ou une patiente obèse sans faire alliance avec le conjoint est source majeure de résistance et d’échec thérapeutique. Enfin, le troisième défi ...

Dr Bruno DUBOS
Psychiatre à Rennes, travaille avec l’hypnose ericksonienne, les thérapies brèves et les thérapies systémiques depuis 1991. Formateur et superviseur, il développe des stratégies thérapeutiques concernant les troubles des conduites alimentaires depuis plus de quinze ans. Ses travaux ont fait l’objet de plusieurs communications dans les congrès européens, ainsi que des publications dans des revues spécialisées. Il est l’auteur d’un livre sur les troubles des conduites alimentaires. Il travaille en collaboration avec plusieurs établissements hospitaliers ainsi qu’en post-chirurgie bariatrique.


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Rédigé le 12/05/2020 à 14:10 | Lu 506 fois | 0 commentaire(s) modifié le 27/02/2024




Florent HAMON. Hypnothérapeute, Praticien EMDR, Infirmier anesthésiste à Paris. Chargé de… En savoir plus sur cet auteur
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