Comment faire vivre un paranoïaque ?


Dr Emmanuel Malphettes. Je travaille comme psychiatre dans un service de psychiatrie générale. Ce type de travail implique de poser des diagnostics pour discuter avec les différents intervenants, choisir un traitement, faire une cotation...



Le « diagnostic » a mauvaise presse dans le milieu de la thérapie même s’il peut donner la sensation d’être compris et devenir parfois, si on l’externalise, un moteur de la coopération : « Comment faites-vous face aux “attaques” de l’anorexie ? »

Mais effectivement, s’il est utilisé comme une réalité identitaire, il peut obliger la personne à se soumettre à une définition du problème.

Ce qui amène généralement deux attitudes :
- pour les plus en forme : la résistance ;
- pour les autres : la soumission.

La rencontre décrite ci-dessous nous a peut-être permis d’explorer corporellement tout cela… voire autre chose ?
Aujourd’hui le service accueille Monsieur Te.
Depuis plusieurs mois les voisins se plaignent de l’odeur se dégageant de son appartement. Comme il refuse l’entrée des services sanitaires, la police est intervenue. Il dit s’être fait traîner en slip violemment sur le gravier par quatre policiers devant tous ses voisins, puis il s’est senti écrasé pendant longtemps par une botte.

SOS Médecins est donc interpellé et M. Te arrive finalement dans le service en soin sous contrainte.
M. Te a bien sûr très mal vécu ces événements, il s’est senti trahi par son assistante sociale, puis il dit qu’on l’a forcé à signer des papiers.

Sur l’observation des urgences et sur le compte rendu de ses précédentes hospitalisations sous contrainte, on peut lire « délire paranoïaque ».
Ces mots viennent accompagnés de leur champ lexical : rigidité, hypertrophie du moi, projection… tous ces mots qui infusent déjà mon corps, qui répond par tension, raideur…

Et déjà, une méfiance contagieuse m’envahit ; avec cette possibilité de paresse relationnelle qu’on réserve aux affaires déjà pliées.

Il faut que j’imite tous ces gens que j’ai admiré faire quelque chose qu’on appelle souvent « thérapie ». Pas tellement pour M. Te, ni même pour la relation mais pour ma posture : ouverte, libre.

Je vais le chercher dans sa chambre.

Th. (celui qui se fait appeler thérapeute) : « Bonjour, Emmanuel Malphettes, je travaille ici comme psychiatre. » J’évite le « je suis psychiatre », pour sous-entendre « je suis plein d’autres choses que cela ». Il semble plus prudent de se positionner comme un être humain en face d’un autre humain que dans l’identité « psychiatre » avec cette connotation experte qui force à développer une identité de « malade » en face. (Questionnement sur l’identité dans les thérapies narratives.)

M. Te (celui qui se fait appeler patient) : « … »
Th. : « Est-ce que c’est OK pour vous de me suivre en salle d’entretien ou vous préférez qu’on parle ici ? »
Pour dissoudre sa sensation de contrainte, je tente d’augmenter celle de liberté par une position basse avec le plus souvent possible l’utilisation d’un langage interrogatif, la demande de permission, la possibilité de choix… (Approches centrées solution – ACS – et théorie de l’engagement.)

M. Te : « … »
Il se lève, il sent mauvais, je distingue un peu de peau sous les cheveux, la barbe. Je tends une main qui reste suspendue dans le vide. Une catalepsie qui n’indique pas franchement l’alliance.

Mais il me suit.
Je me place à coté de lui et nous marchons pour franchir les cinquante mètres qui nous séparent de la salle d’entretien. Au bout de quelques pas on se synchronise : sa jambe gauche est plus raide, comme s’il trainait un boulet. La respiration du gros fumeur, je suppose qu’il doit exister une dissociation confusionnante entre la confiance que j’aimerais dégager et la réalité.

Th. : « Vous préférez vous asseoir ici ou là ? »
M. Te : « … »
Je m’assois en face de lui.

Nous discutons de ses craintes, peut-être une... juste une sensation au début ? Peut-être que cela s’appelle insécurité ? Quand cette sensation et ces pensées viennent-elles ? Quand sont-elles moins présentes ? A-t- il une représentation de cela ? Comment fait-il pour retrouver de la stabilité, un certain confort ? Peu à peu, la méfiance est ainsi externalisée et posée sur la table en lien avec des questions de l’approche narrative. J’ai l’im- pression que ça prend… je poursuis. Est-il d’accord pour se laisser gouverner par ces attaques de méfiance ? Si non, pourquoi ?

M. Te : « Vous ne comprenez pas… la police s’est introduite chez moi, on m’a violenté. Vous n’avez pas le droit de me retenir. »

La tension monte, la situation se bloque, ma bienveillance est vue comme une tactique mielleuse pour l’endormir… « Comme les autres... » Je rentre dans une lutte de pouvoir et par contagion je deviens moi aussi parano : qu’est-ce que je fais là ? pour qui je travaille ? suis-je un esclave de cette « norme invisible » ? Tous ces moments où j’ai pensé faire de la « bonne thérapie », n’aurais-je pas confondu alliance et soumission ?

Je pars dans ma tête avec des pensées désagréables qui font des choses désagréables dans mon corps. Cette dissociation nous fait perdre le peu de lien et chacun se remet en mode survie ; alimenté, peut-être pour lui, par le sentiment d’incompréhension, et pour moi, par la sensation d’impuissance et d’incompétence.

Chez moi, ces sensations peuvent alimenter la projection (« l’autre est résistant ») et donc le rejet, venant ainsi confirmer sa vision du monde (« le monde est hostile »). La boucle est bouclée, le problème nous a tous contaminés. Avec des risques différents pour chacun, car moi on m’a donné le pouvoir de le maintenir dans cette case avec la possibilité que chacune de ses actions viennent entretenir ma théorie de la paranoïa (« merde, ça existe la paranoïa, j’ai fait tout ce que j’ai pu, j’ai été un gentil médecin »).

Cela sonne peu esthétique et fait de l’inconfort dans le corps. Je dois être plus stable à l’intérieur pour être dans l’action et non dans la réaction. Je fais ce mouvement qui avec le temps est devenu une contraction invisible de mes avant-bras. Ce va-et-vient sur ma barre de kitesurf me met en lien avec ma « safe place ». Je suis dans la baie de Penthièvre, près de Quiberon, les conditions météo sont beaucoup plus éprouvantes que mon niveau le permet et ce jour-là j’ai décidé d’aller vers l’île de Téviec.

Sur le retour, trop de vent, trop de vagues, je tombe et je me fais traîner dans l’eau… alors qu’on fait du sport un week-end, on pourrait bêtement mourir ? Je prends appui sur cette barre, le regard vers cette maison d’enfance qui abrite ma nouvelle famille, je sors de l’eau après ce baptême puis adopte cette posture « parfaite », comme dirait Spinoza. Rien ne peut m’arriver, ou plutôt tout, car je suis au mieux de ce que ce corps peut faire, c’est lui qui sait… J’ai le cap et je prends appui sur le vent et les vagues.

C’est calme à l’intérieur ; je le vois maintenant ce piège dans lequel je suis tombé, à m’occuper des contenus avant de m’occuper du contenant, de chercher des solutions alors que l’alliance n’est pas là.

Je le vois lui aussi perdu dans la tempête. Alors comme cela, on peut être pareil ?
Mon corps change de place et s’assoit à côté de lui. Mes yeux voient sa poitrine se soulever douloureusement, et non cette tête hirsute qu’il semble avoir érigée comme un rempart contre le monde. Nous regardons dans la même direction, évitant la lutte de pouvoir du face à face ; sa respiration m’informe avant toute chose de ce qui se passe.

J’alterne ainsi entre son épaule et ce que l’on pourrait voir en commun sur ce mur blanc d’hôpital.
Mon corps m’a dit quoi faire et dans le même temps ma tête lui trouve des raisons qui maintiennent cette posture. Je sais que l’on peut se sortir de la tempête mais que le premier mouvement ne dépend pas de moi. François Roustang est sur mon épaule, ce mélange de confiance générateur d’espoir, mais aussi d’impassibilité (et non d’indifférence) quant à la réponse que la personne peut proposer.

On ne dit rien mais il semble accepter que nous regardions dans la même direction et sans chercher, nous accordons notre rythme respiratoire.
M. Te : « J’ai envie de tout péter… »
Th. : « Vous êtes très en colère ? » Reformulation et validation.
M. Te : « … »
Th. : « Et cette colère elle dit non à quoi ? »
Externalisation de la colère et recherche d’une intention positive derrière cette sensation réifiée (approches narratives).
M. Te : « Je suis piégé… depuis longtemps… j’ai fait tout ce que j’ai pu mais je suis… »
Th. : « Si je comprends bien ce que vous me dites c’est que vous avez le sentiment de ne rien contrôler dans votre vie… C’est ça le plus difficile en ce moment ou autre chose ? »
Reformulation en élargissant le problème à une valeur (approche narrative), validation avec majoration émotionnelle et demande d’un accord en proposant un choix binaire (permettant un effet « d’entonnoir »
– Giorgo Nardone et les thérapies stratégiques).
M. Te : « Oui ! »

Premier signe de collaboration.
La respiration se calme, la sensation de compréhension augmente peut- être celle de maîtrise et nous rentrons dans le monde de l’exception, c’est- à-dire en dehors du problème. Le fait de se sentir compris est sans doute un marqueur de l’alliance et de pouvoir passer sur le versant « changement » de la thérapie. Je ne peux permettre à la relation de me changer que si j’autorise l’autre à rentrer dans ma « zone proximale de développement » (Vygotski).
Th. : « Donc si je vous suis, et corrigez-moi si je me trompe, une priorité pour vous serait actuellement de reprendre un peu de contrôle sur votre vie ? »
Reformulation et proposition d’un objectif (approches centrées solutions).

Dr Emmanuel MALPHETTES
Psychiatre des hôpitaux, travaille sur la crise : responsable de l’unité de post-urgence et sur des pathologies chroniques, enseignant auprès des internes, à la Faculté de psychologie, l’Ecole d’infirmières et de sages-femmes et formateur au DU diplôme universitaire d’Hypnose de Nantes.

Commandez ce numéro Hors-Série n°11 de la Revue Hypnose et Thérapies Brèves: « La relation thérapeutique »

Lorsque la Version papier de ce numéro sera épuisée, la version PDF sera fournie à la place

Hors série n°11 de la revue Hypnose & Thérapies brèves. Mars 2017.
C'est un numéro double de 196 pages.
Thème : « La relation thérapeutique »


- Éditorial : La relation thérapeutique. S. Cohen
- Éditorial : La relation au coeur de l’hypnose. J. Betbèze
- L’alliance thérapeutique. M. Arnaud
- Enseigner la relation thérapeutique. A. Bioy
- Le thérapeute ? Un guide qui ne devance pas. J.-M. Benhaiem
- Autonomie relationnelle. J. Betbèze
- Avec le patient douloureux chronique. De la formation à la pratique. J. Nizard
- En salle de naissance. B. Bobenrieth
- Monde psychotraumatique. E. Bardot
- La relation thérapeutique. M. Picard Destelan et L. Fodorean
- Comment faire vivre un paranoïaque ? E. Malphettes
- Positionnement, et alliance... thérapeutiques. W. Martineau
- Rapport, alliance et changement : « l’Homonoia ». A. Vallée
- Une semaine aux urgences psychiatriques. V. Lagrée
- Retour à l’essentiel. G. Ostermann
- En Thérapie Systémique Brève. Y. Doutrelugne
- Un truc incroyable... Conversation en thérapie narrative. C. Besnard-Péron
- Retour aux bases. De l’infiniment petit à l’infiniment grand. P. Aïm et L. Gross
- Trouble du comportement à l’adolescence. A. Zeman

Pour acheter ce numéro de la Revue Hypnose & Thérapies Brèves à l’unité, ou vous abonner, cliquez ici




Rédigé le 16/09/2018 à 20:52 | Lu 1390 fois | 0 commentaire(s) modifié le 25/04/2022




Sophie Tournouër, Psychologue clinicienne, Hypnothérapeute et Thérapeute Familiale. praticienne… En savoir plus sur cet auteur
Dans la même rubrique :